*** Quinzième jour de la lune d'Élye en l'An 49 de l'Ère des Rois ***
Affolé par les cris de douleur de son épouse, Arur jetait sans cesse des regards inquiets au chaman qui était agenouillé au bord de la couche. Ce dernier semblait confiant mais n’avait pas le temps de rassurer l’elfe, si bien qu'Arur se voyait contraint de prendre son mal en patience et d'espérer que tout finirait pour le mieux. Le futur père ne doutait pas des talents du vieux sage, il ne pouvait toutefois pas s’empêcher d’être inquiet. Cessant finalement de quêter un quelconque réconfort, comprenant que ce dernier ne viendrait pas, il se mit à caresser doucement le visage de sa compagne et lui souffla des mots tendres et encourageants.
Pendant que le guide spirituel du village murmurait les incantations ancestrales, une sage-femme Eleär assurait les soins nécessaires à l’accouchement. Cela faisait déjà des heures que le travail avait commencé mais la souffrance d’Earia s’amplifiait sans cesse.
En observant le visage concentré de l'être aimé, Arur se rappela la joie qu’il avait ressentie le jour où il avait compris qu’elle partageait ses sentiments. À cette pensée, son cœur se serra et sa mâchoire se contracta. Il était résolu à l’assister coûte que coûte, même si finalement il ne pouvait pas faire grand-chose pour atténuer sa souffrance. Il se pencha vers elle et posa ses lèvres sur le front perlé de sueur. Puis, soudainement, le corps de la jeune femme se tendit.
« L’enfant arrive. », furent les seuls mots prononcés par la sage-femme. Et de fait Earia, saisie de spasmes beaucoup plus violents, eut un hoquet étouffé avant qu’un râle soulagé s’échappe de ses lèvres en une longue expiration. Quelques minutes plus tard, une minuscule petite fille était déposée dans les bras d’Arur et le temps s’arrêtait tout à fait.
Ce fut seulement lorsque le chaman lui reprit le nourrisson des bras que le jeune père s’aperçut que sa compagne allait beaucoup mieux. En effet, pendant qu’il s’extasiait devant l'enfant, le sage et l’accoucheuse n’avaient pas ménagé leurs efforts. Ils étaient parvenus à réduire l’hémorragie et, malgré sa pâleur, Earia rayonnait maintenant d’un bonheur indéniable. Nul besoin de mots pour que le couple se comprît et partageât son amour. Au dehors, un chant commença de s’élever, bientôt repris par d’autres voix. C’étaient les Villileär qui célébraient la naissance de l’une des leurs.
*** Sixième jour de la lune de Bremise en l'An 59 de l'Ère des Rois ***
Agenouillée sur l’herbe qui tapissait la prairie, Amalÿn écoutait attentivement les paroles du Grand Sage. Comme toujours lorsque le vieil Eleär prenait la parole, la fillette était captivée à la fois par les faits qui lui étaient contés et par la manière dont l’orateur agençait les mots. Les connaissances du peuple Villileär reposant exclusivement sur une tradition orale, les enfants n’apprenaient pas à écrire. Loin d’être un handicap, cet enseignement permettait à chacun de se concentrer sur le sens des mots et de développer sa mémoire. Or Amalÿn était une excellente élève et savourait chaque intonation de son professeur comme s’il s’était agi d’un de ces chants qui célébraient les rites ancestraux.
Ce jour-là, le Grand Sage leur narrait l’assaut des îles de Neya et de Sunaï par les Ordhaleron.
"Malgré leur peine et leur désir de défendre leurs terres, les Eleär furent contraints de fuir devant la cruauté de l’ennemi. Mais les autres peuples refusant de leur donner asile, les fugitifs durent encore se battre pour survivre et gagner leur place sur les continents de Seregon et de Satvar. Et nos ancêtres directs, comme vous le savez tous, s’établirent en Satvar. Là, ils firent encore face à l’hostilité des Valduris."L'érudit marqua une pause pour donner plus d’effet à ses paroles. Amalÿn jeta un œil à ses camarades ; elle aimait observer leurs réactions lors des leçons de leur maître. Certains, comme Dilanh et Onilia, regardaient dans le vide. La jeune elfe n’aurait pu dire s’ils réfléchissaient au sujet abordé ou s’ils étaient simplement perdus dans leurs pensées. En revanche, le regard brillant de Siril était pour elle parfaitement limpide. Son ami avait toujours été fasciné par les récits de batailles.
Le Grand Sage reprit :
"Impuissants face aux Ordhalerons, les Eleär luttèrent donc contre les autres races afin de conserver leurs positions sur le continent. Je vous rappelle que ces événements eurent lieu durant l'Ère des Démons Rouges. Maintenant, qui peut me dire combien de temps il fallut aux Elfes pour s'implanter définitivement sur les terres que nous connaissons aujourd'hui ?"Amalÿn avait reporté son regard sur leur professeur dès qu'il avait recommencé à parler. En habituée, elle leva tranquillement une main. Deux autres élèves se proposèrent de répondre également mais le chaman la désigna du regard.
"Plus de cinq cents ans s'écoulèrent avant que les Eleär se voient octroyer des terres en Satvar et en Seregon. Nos ancêtres fondèrent leurs cités dans le sud de Satvar. C'est cette décision de dessiner de nouvelles frontières entre les royaumes qui marqua le début de l'Ère de la Paix."Le vieil Eleär approuva sa réponse d'un signe de tête et sourit en observant la dizaine d'élèves installés devant lui.
"En effet. Je vois que vous avez bonne mémoire. Je vous rappellerai demain la suite de l'Histoire. En attendant, je vous invite à méditer sur ce qu'aurait pu être notre monde si les Eleär étaient parvenus à conserver leurs îles natales."Comme à chaque fin de leçon, le Grand Sage donnait un sujet de réflexion aux enfants. La fois suivante, il leur demanderait de fournir une vision personnelle de ce qui aurait pu être. Amalÿn aimait particulièrement cet exercice car il lui permettait de faire montre d'une imagination débordante, parfois même un peu trop. De plus, de toutes les leçons suivies, c'étaient certainement celles qui portaient sur les histoires et légendes qui la fascinaient le plus.
Le cours terminé, Amalÿn et Siril s'étaient levés de concert sans échanger un seul mot. La fillette savait que son ami était déçu que la leçon n'ait pas été davantage tournée vers l'aspect militaire. Le père de Siril était en effet un guerrier aux talents reconnus et le jeune garçon était bien décidé à se montrer à la hauteur de la réputation paternelle. Guère plus âgé qu'Amalyn et voisin direct de son foyer, il avait grandi en même temps qu'elle ; de ce fait, les deux Villileär passaient tout leur temps libre ensemble. Ils jouaient bien avec les autres enfants du village mais leur entente était telle qu'il suffisait de savoir où se trouvait l'un pour retrouver l'autre.
D'ailleurs, il était temps pour chacun de rentrer. Arrivés devant le foyer d'Amalÿn, ils échangèrent quelques mots avant de se séparer - il s'agissait de se retrouver tôt le lendemain pour aller cueillir des herbes ensemble, activité qu'ils ne trouvaient amusante qu'en bonne compagnie.
Quand elle pénétra dans le foyer, Earia préparait déjà le repas du soir. Arur, quant à lui, rentrerait bientôt. Il n'était pas au village car c'était jour de chasse. Mais si ce jour-là était comme les autres et que la soirée promettait de l'être également, dans quelques jours aurait lieu la fête du solstice de printemps. Et qui disait solstice disait cérémonies et réjouissances. Les Villileär étaient friands de ces fêtes et profitaient de chaque occasion pour communier avec la nature et remercier cette dernière pour les bienfaits qu'elle leur procurait. Amalÿn était donc toute excitée à l'idée que ce jour approchait, d'autant que cette fois ses parents lui avaient dit qu'elle était assez âgée pour veiller avec eux. Jusqu'à présent, elle avait toujours dû se coucher avant les autres et n'assistait pas à l'ensemble des danses et des chants. Souriant à la pensée de ce jour à venir, Amalyn saisit un couteau pour aider sa mère à préparer les légumes.
*** Seizième jour de la lune de Friya en l'An 64 de l'Ère des Rois ***
"Quel tir !"L'exclamation de Siril arracha un sourire satisfait au visage concentré de sa compagne. Il était pourtant habitué à s'entraîner avec elle. Mais il avait beau faire, il ne parvenait pas à l'égaler. Piètre archer, du moins aux yeux des Elfes, il était en revanche excellent en escrime, ce qui lui avait valu d'être remarqué par les guerriers du village - à sa grande fierté, d'ailleurs.
Il regarda Amalÿn tandis qu'elle rejoignait en quelques grandes foulées la flèche plantée dans la cible. La jeune fille saisit le projectile, en vérifia la pointe et la rangea dans le carquois attaché dans son dos. Elle fit ensuite demi-tour pour rejoindre son ami mais elle fut stoppée net dans son élan par le regard qu'il avait posé sur elle. Siril fronçait en effet les sourcils et l'observait d'un air étrange mais il s'aperçut instantanément qu'il l'avait perturbée et retrouva son sourire éclatant. Ne sachant comment interpréter ce changement d'expression inhabituel chez son ami, la jeune fille revint vers lui avec hésitation et sans prononcer un mot.
"Bon, je crois que nous nous sommes assez entraînés pour aujourd'hui." C'était là une bonne manière de conclure ce début de journée, approuva Amalÿn.
Les deux amis rangèrent leur matériel et prirent le chemin du village, sans échanger d'autre parole. Ce silence inhabituel ne seyait pas à Amalÿn, qui se savait tendue sans en comprendre la raison. Siril, habituellement si volubile, avait un comportement étrange depuis quelque temps. Non qu'il soit moins jovial envers elle, au contraire, mais il n'était pas dans son état normal. Malgré le changement notable, la jeune fille n'osait pas lui exprimer son inquiétude. Ils continuaient donc de se fréquenter comme si rien n'avait changé tout en sachant l'un et l'autre que leur relation n'était plus tout à fait comme avant.
Quand ils arrivèrent en vue du village, ils ralentirent sensiblement l'allure, comme si l'idée de se quitter dans cet état d'esprit les avait tous deux effrayés. Finalement, Siril décida d'entamer la conversation. Il était temps de mettre un terme à ce froid inattendu et il choisit pour cela le sujet idéal :
"Alors, pas trop fébrile à l'idée de chanter devant tout le village ce soir ?"Amalÿn, soulagée, sourit et lui répondit d'une voix enjouée :
"Tu plaisantes ? Je suis mortifiée."De manière générale, le solstice d'été était l'occasion de danses sacrées exécutées par les Villileär en l'honneur des esprits. C'était principalement le Grand Sage qui présidait les rites mais depuis quelques années, dans le foyer d'Amalÿn, il arrivait fréquemment que ce guide spirituel soit assisté par un Elfe plus jeune, tant lui-même était âgé.
Comme toujours, l'ensemble du village était mis à contribution pour la préparation de la cérémonie : les femmes préparaient le repas dont les ingrédients avaient été péchés, chassés et récoltés par les hommes. Quant aux enfants, ils aidaient leurs aînés comme ils le pouvaient. Les musiciens étaient appelés à jouer chacun leur tour tout au long de la soirée, de sorte que tout le monde participât sans faire de jaloux. Souvent, il arrivait également que l'un ou l'autre membre du village prêtât sa voix. Or, pour la première fois, Amalÿn s'était vue demander par le chaman de chanter devant tout le monde. Nul n'ignorait en effet le talent de la jeune fille mais elle était auparavant trop jeune pour être une actrice de premier plan lors des fêtes de solstice.
Onilia était donc occupée à glisser une ancolie mauve dans les cheveux d'Amalÿn, qui ne parvenait pas à déterminer dans quel état elle se trouvait. Angoissée et pourtant impatiente, elle supportait les soins de son amie uniquement parce que celle-ci ne résistait jamais à une occasion de la maquiller et lui en aurait voulu si elle ne s'était pas laissée faire.
"Alors, tu te sens comment ?" demanda Onilia entre deux coups de peigne. Amalÿn soupira avant de répliquer :
"Pourquoi me posez-vous tous cette question ? C'est pourtant évident, non ?"Son amie ne répondit rien mais ne put retenir un sourire ambigu, que la suppliciée remarqua.
"Au lieu de me tirer les cheveux, explique-moi pourquoi tu te moques de moi !"Cela fit pouffer Onilia.
"Oh ! Mais je ne me moque pas ! Je devine juste qu'il n'y a pas que l'idée de chanter qui te met dans cet état."Amalÿn allait répliquer en arguant qu'elle ne comprenait pas où elle voulait en venir, ce qui était d'ailleurs bien vrai, quand le rideau qui bloquait l'entrée de la chambre s'ouvrit sur Earia.
"Amalÿn, il est temps d'y aller."La jeune fille patienta encore une minute, le temps que son amie pique une dernière fleur dans ses cheveux, avant de se lever et de rejoindre sa mère à l'extérieur.
Tendue, Amalÿn fixait le Grand Sage. Elle aurait dû se concentrer sur la litanie qui sortait des lèvres du vieil Eleär mais elle ne pensait qu'à une chose : ne surtout pas faire d'erreur lorsqu'elle chanterait, sous peine d'offenser les esprits et d'attirer leurs foudres sur le village. Les légendes de rites mal organisés étaient contées aux enfants villileärs dès le berceau ; elle avait beau connaître à la perfection la moindre note du chant ancestral, elle redoutait les conséquences d'une éventuelle erreur. Perdue dans ses pensées, elle ne se rendit pas compte tout de suite que quelque chose avait changé autour d'elle. L'atmosphère s'était faite silencieuse. Les yeux d'Amalÿn s'étrécirent quand elle comprit que c'était elle qu'on attendait. Elle déglutit, jeta un œil à sa mère, puis à son père, et finit par se lever gracieusement, priant les esprits pour que tout se passe au mieux.
Un tambour se mit alors à résonner, sourdement d'abord puis de plus en plus fort, avant qu'une flûte le rejoignît subtilement. La musique commença à envahir la clairière dans laquelle s'était réuni le village. La jeune chanteuse se plaça dans le cercle des musiciens et fredonna doucement, pour se donner du courage. Voyant que les villageois se balançaient au rythme des percussions, elle comprit que le moment était venu et se mit à chanter.
À vrai dire, il aurait été plus juste de parler de lamentation plutôt que de chant. En effet, il n'y avait ni paroles ni réelle mélodie. Le sens de la complainte n'était toutefois pas difficile à comprendre : chaque membre de l'assemblée frissonnait au souvenir des froides journées d'hiver et pleurait la mort des plantes et des êtres faibles qui n'avaient pas survécu. Peu à peu la musique se fit toutefois moins lancinante, plus douce ; une vision de forêts baignées de lumière et de chaleur se fit de plus en plus imposante dans les pensées des spectateurs. Amalÿn, perdue dans une transe chantante, gardait les paupières closes. Le souvenir du printemps étirait ses lèvres en un léger sourire et elle se mit à danser. Trois Elfes la rejoignirent alors et l'accompagnèrent dans son chant, chacune adoptant une hauteur différente. La vie renaissait dans les cœurs en même temps que la nature s'épanouissait, les voix devenaient plus gaies de seconde en seconde.
Lorsque l'été s'imposa enfin dans les esprits, les voix des trois Elfes se turent et laissèrent seule celle d'Amalÿn, qui s'éleva de plus en plus. Parvenue à sa note ultime, la chanteuse laissa sa voix redescendre progressivement, jusqu'à se réduire à un simple murmure. Un instant passa avant que les applaudissements fusent. Alors seulement elle ouvrit les yeux et les posa sur Siril, qui la contemplait avec intensité. Ils échangèrent un sourire. Les véritables festivités pouvaient commencer.
*** Seizième jour de la lune d'Ansbar en l'An 69 de l'Ère des Rois ***
Amalÿn était agenouillée sur le sol et attendait que vienne son tour. La veille, les signes de son clan et de sa famille avaient été gravés à même sa chair. De ce fait son corps, bien que robuste, la faisait souffrir terriblement. Ses parents l'avaient prévenue que la douleur serait grande mais cela ne l'empêchait pas de frémir au souvenir de la veille. Le Grand Sage avait passé un temps infini à tracer des symboles aux sens nébuleux pour les non initiés. Désormais, le dos et les cuisses de la jeune femme étaient les témoins de sa jeune histoire.
À ses côtés, Siril patientait, lui aussi. Quand il sentit le regard d'Amalÿn posé sur lui, il tourna la tête vers elle et lui sourit. Des signes recouvraient ses bras, son torse et le bas de son dos. Il devait souffrir au moins autant qu'elle mais il faisait de son mieux pour le dissimuler. Seule son amie la plus intime pouvait deviner la lutte qui couvait dans son corps. Amalÿn lui rendit son sourire, pleine d'empathie, et reposa ses yeux sur le Grand Sage.
Onilia terminait de manger ce que contenait le bol tendu par le vieil Elfe. Déjà, elle semblait rêveuse et perdue dans des pensées lointaines. Le chaman posa sa main sur sa tête, murmura quelque formule indistincte, se releva et rejoignit enfin Amalÿn. Pour elle également, le moment était venu d'ingérer les herbes hallucinogènes.
Saisissant le pot qui lui était tendu, la jeune femme prit quelques feuilles infusées et les mit en bouche. Avant de mâcher, elle regarda Siril. Ce dernier lui fit un geste encourageant mais tandis que le jus de la mixture coulait dans la gorge de la jeune femme, le visage rassurant se fondit rapidement dans le décor. La jeune femme connut un instant de panique quand elle réalisa qu'elle ne distinguait plus les traits de son ami mais elle se força à se calmer, se rappelant qu'il était normal de perdre toute notion de son environnement à cette étape avancée des rites.
Les yeux perdus dans la contemplation de la voûte formée par les arbres, l'Eleär pensait à la fois à tout et à rien. Le visage de Siril, les arbres, la voix de sa mère,... Tout ce qui était cher à son cœur tentait de gagner l'avant-plan de ses pensées. La sensation de flotter parmi ses souvenirs dura un moment, avant de céder la place à des rêves étranges. Il serait difficile de décrire exactement ce dont rêva Amalÿn - si rêve il y avait. Toujours est-il qu'au terme de son voyage onirique, elle avait rencontré l'esprit de son totem et avait une bien meilleure connaissance d'elle-même. Désormais, elle savait que l'esprit du Geai Bleu l'accompagnerait et la guiderait tout au long de sa vie.
"Le Loup Gris... C'est un très bon totem."Amalÿn et Siril étaient assis côte à côte au bord d'une rivière. Ils avaient ramassé des herbes pour occuper leur temps libre tout en se rendant utile à la guérisseuse du village. Depuis les rites du solstice d'hiver, qui avaient célébré leur passage à l'âge adulte, Siril était devenu officiellement éclaireur et se trouvait sous les ordres de son père, au sein de l'armée villileär. Amalÿn, quant à elle, suivait les enseignements du Grand Sage de façon plus poussée que ses congénères, tout en se perfectionnant dans la confection d'arcs et de flèches.
Des mois avaient passé depuis la révélation des totems, le printemps était déjà bien entamé. Les deux amis avaient donc profité d'une de ces belles journées au cours desquelles la nature s'ébat joyeusement pour faire leur promenade. Ils se voyaient moins qu'avant et leur relation n'avait plus rien à voir avec celle qu'ils entretenaient enfants. Onilia était persuadée, depuis bien longtemps, que Siril était amoureux d'Amalÿn. Cette dernière n'osait pas y croire. Son compagnon de jeux était devenu si distant qu'elle n'était plus sûre de toujours le comprendre. En tous les cas, cela lui faisait du bien de se tenir près de lui, immobile, et de se contenter de goûter aux rayons du soleil sur sa peau.
"Oui, tu as raison."Le ton pensif de Siril sortit Amalÿn de sa rêverie. Agacée par les réponses évasives et les regards fuyants, elle scruta ses yeux noisettes.
"Siril..." commença-t-elle d'un ton hésitant,
"Qu'est-ce qui ne va pas ?"Le jeune homme ferma les yeux et soupira. Il ne répondit pas tout de suite mais sa compagne était patiente. Il finit par expliquer :
"Je ne sais pas comment te dire... Le jour du solstice, j'ai eu ces hallucinations qui ne me quittent pas. Tu sais de quoi je parle, bien sûr..." Il rouvrit les yeux et la fixa.
"Tu y étais omniprésente. Mais je n'ose pas penser à ce que toi, tu ressens. Je... J'ai toujours cru que ce serait facile, entre nous, et pourtant j'ai l'impression que tu refuses de voir la vérité en face."Au fur et à mesure que Siril se livrait, le cœur d'Amalÿn battait de moins en moins normalement. Un coup lent, un coup effréné. Onilia avait raison ! L'expression de la jeune femme ne devait pas être au goût de son ami car il sembla se refermer davantage et détourna le regard. Toute à sa surprise, Amalÿn s'en aperçut et ne put s'empêcher de poser sa main sur cette joue tant aimée et de la forcer à se tourner vers elle. Elle le regarda alors avec une tendresse rarement exprimée auparavant et, enfin, elle l'embrassa.
*** Cinquième jour de la lune de Garges en l'An 84 de l'Ère des Rois ***
Les poings serrés, Amalÿn veillait. Elle n'était pas seule. Comme à chaque événement qui touchait le village, l'ensemble des habitants s'était réuni. Mais cette fois, l'occasion n'avait rien de joyeux. D'ailleurs, plus rien ne le serait, désormais. Comment aurait-elle même pu envisager l'avenir ? C'était impensable. Pas sans lui.
La détresse fit place un instant à la colère. Comment avait-il pu se laisser tuer ? En partant, il lui avait promis qu'il reviendrait, qu'il était trop jeune pour avoir une place importante au sein des combats. Mais elle savait qu'il rêvait depuis son enfance de devenir un guerrier comme son père. Certainement l'ardeur de la bataille ne l'avait-elle pas laissé indifférent, c'était dans son sang. Il avait donc choisi la guerre, et non son foyer !
Le beau visage de Siril lui revint à l'esprit et elle dut retenir encore ses larmes. C'était sa peine qui la faisait délirer. Évidemment, il n'y était pour rien. Envoyé comme éclaireur à la fin des combats, personne n'avait envisagé que les Vreën se rebelleraient une dernière fois. Ç’avait pourtant été le cas.
Le seul point positif, dans cette histoire, c'était que les Eleär avaient finalement obtenu ce qu'ils voulaient : une revanche propre sur les Hommes qui les avaient opprimés durant des siècles ainsi qu'une alliance appréciable avec les Nains. Ceci dit, en ce moment précis, Amalÿn n'avait que faire des conflits politiques.
Les rites destinés aux adieux de son bien-aimé étaient diamétralement opposés à ceux que les Villileär respectaient lors des changements de saison. Aucune joie, seulement de la tristesse. Le silence entourant l'Elfe se faisait de plus en plus lourd, de sorte qu'elle s'aperçut qu'on attendait quelque chose de sa part. Elle leva la tête et vit du coin de l’œil le Grand Sage qui lui faisait signe. La gorge nouée, elle avança d'un pas.
Alors, après avoir inspiré profondément, elle entama la complainte la plus horrible, et pourtant la plus belle, qu'elle eût jamais chantée et qu'elle chanterait jamais.
*** Dixième jour de la lune de Friest en l'An 89 de l'Ère des Rois ***
"Amalÿn !"L'interpellée se redressa pour faire face à la nouvelle venue. C'était Onilia, essoufflée mais rayonnante de joie. Amalÿn sourit, devinant d'emblée ce que son amie était venue lui annoncer.
"Ça y est ! Ça y est, je porte un enfant !"Bien sûr qu'elle était enceinte. Sans comprendre comment, Amalÿn avait su avec certitude que la jeune femme n'était plus une mais bien deux. La nouvelle allait être source de grande joie au village, d'autant que les naissances y étaient extrêmement rares et qu'Onilia était encore très jeune pour une Eleär. Cela faisait déjà trois ans qu'elle tentait en vain de concevoir. Récemment, lors d'une baignade - certes téméraire puisque l'hiver battait son plein -, Amalÿn avait posé sa main sur le ventre de son amie et s'était amusée à imaginer ce que cela ferait le jour où il y aurait vraiment quelque chose, ou plutôt quelqu'un, à l'intérieur. Au bout de quelques secondes, elle avait ressenti une étrange sensation, tout à fait indescriptible. Et depuis deux jours, la jeune femme avait ce drôle de pressentiment concernant l'état d'Onilia.
Un voile passa dans ses yeux quand elle pensa à ses propres rêves, envolés déjà cinq années auparavant. Comprenant ce que son amie avait en tête, Onilia s'exclama bruyamment qu'il fallait absolument qu'elle l'accompagne pour annoncer la bonne nouvelle aux autres. Car elle avait eu le privilège d'en être la première informée, bien sûr !
Alors qu'elles arrivaient en courant joyeusement au milieu du village, elles furent forcées de ralentir. Fronçant les sourcils, elles observèrent avec surprise la foule réunie devant elles. Un événement insolite se déroulait forcément, sans quoi il n'y aurait pas eu autant de personnes rassemblées devant la demeure du Grand Sage. Avançant doucement parmi la foule, Amalÿn aperçut ses parents. Elle fit un geste indiquant à Onilia qu'elle s'éloignait et les rejoignit.
"Que se passe-t-il ?"
Earia recula de quelques pas pour laisser une place à sa fille.
"Un émissaire de la capitale est ici. Il prétend que la cité d'Azzura s'est éveillée... et qu'avec elle la magie est revenue sur le monde."Malgré l'incongruité d'une telle déclaration, celle-ci était si improbable qu'Amalÿn la crut immédiatement.