Deuxième jour de Friya, an 76, ère des Rois.
Deodras, petit village au coeur du duché d'Eralie, Royaume de Kaerdum.«
Posez-le sur la table. En douceur.-
Bien, ma dame. »
Ils s'exécutèrent, sans broncher. L'homme qu'ils soutenaient était blanc comme la neige, le regard presque vitreux. Il semblait bien loin d'ici, en train de voguer dans des délires causés par la fièvre. Son métabolisme luttait comme il le pouvait pour faire fuir l'infection. Or, rien n'y faisait et l'énergie commençait à s'amenuiser.
Il risquait de partir. Définitivement.
Sans se rendre compte de son entourage, le blessé se retrouva allongé sur la table en bois. Une table imposante, capable de résister à une charge élevée. Les deux soldats qui l'avaient emmené jusqu'ici se reculèrent silencieusement. Mal à l'aise, ils observaient sans un bruit. Leurs expressions transpiraient la pitié, la compassion. Le malheureux semblait si proche du trépas.
Il était pris de tremblements incessants, de spasmes à vous glacer le sang. Son visage blême luisait de sueur. Le bougre ne pouvait se détendre, les délires devaient être puissants et si désagréables. Sans doute revivait-il la scène d'horreur qui l'avait mis dans cet état second. Sa respiration était incontrôlée, saccadée et le rythme cardiaque bien trop élevé.
Maëline, guérisseuse de Deodras, prit la main de son patient dans la sienne. Elle exerça une simple pression, comme pour lui donner du courage. Comme pour se donner du courage. Tous deux allaient devoir se battre pour réussir. C'est ce qu'elle lui murmura à l'oreille.
Allait-il l'entendre ?
Les deux soldats, quant à eux, retenaient leur souffle.
Le travail commença. La guérisseuse était concentrée et savait qu'elle menait un combat contre l'écoulement du temps.
Le temps.
Son ennemi le plus farouche.
Elle découpa le tissu qui recouvrait la jambe du blessé. La plaie se déploya sous son regard indéchiffrable. Ses traits restèrent impassibles. Ses pensées, elles, subirent un choc. La bataille allait être difficile.
Sans doute perdue d'avance.
Certainement.
L'écoulement purulent était incessant et implacable même si les autres symptômes ne lui avaient pas permis de douter de la présence d'une infection. Mais le spectacle qui se déroulait sous ses yeux était annonciateur d'une tragédie. Au-delà du pus, la plaie était fortement enflammée, en témoignait la peau à vif. Maëline se forgea une carapace autour d'elle, oubliant le monde. Seule la vie du jeune soldat comptait désormais. Cet état de transe lui empêcha de voir sa fille pénétrer dans son antre, les yeux débordant d'une curiosité insatiable. Haute comme trois pommes, elle s'était discrètement glissée dans la pièce dont l'accès lui était pourtant prohibé. Elle le savait pertinemment. Or, la jeune demoiselle ne vivait que pour braver les interdits.
Son frère, Aoden, était resté derrière. Accroché à l'encadrement de la porte, il n'osait pénétrer dans cette salle, réservée à sa mère. La discipline était un art pour lequel il était fait.
La gamine, dans sa démarche féline et douce, s'enfonçait dans cette ambiance pesante. Muette, elle observait sa mère, fascinée. En ce jour ensoleillé, la jeune enfant âgée d'à peine huit printemps contemplait pour la première fois l'art que sa mère exerçait. Elle regardait sa génitrice s'agiter avec grâce, se retournant dans un sens pour attraper un récipient, se tournant dans l'autre pour saisir des linges aux couleurs immaculées.
Jamais elle n'avait eu l'occasion d'apprécier la flamme de la détermination s'exprimer de la sorte dans les prunelles de sa mère. Elëann était émerveillée et admirative.
Détacher son regard des traits de la guérisseuse fut une épreuve. Mais bientôt, l'attention de l'enfant se porta sur les mains de sa mère. Elle déglutit en découvrant cette couleur pourpre et luisante. Elle aurait pu fuir en voyant tout ce rouge. Elle aurait pu hurler en posant son regard sur la plaie purulente et sanguinolente. Elle aurait pu fondre en larme en découvrant le visage tordu par la souffrance de ce jeune soldat. La terreur aurait pu la frapper avec violence.
La terreur la frappa avec violence.
Inexplicablement, elle resta immobile, assimilant toutes les informations, toute l'horreur, toute la peine, tout le désespoir qui enveloppaient l'espace. Elëann - sans doute par pure fierté - décida de ne pas quitter la blessure des yeux. Elle testait ses limites, ses faiblesses et ses forces. Le sang ne la faisait point défaillir. Le liquide jaunâtre ne lui retournait pas l'estomac. Le spectacle était évidemment traumatisant pour son jeune âge. Mais le traumatisme n'était rien comparé à ce que cet événement avait déclenché.
Le jeune blessé semblait perdre du terrain dans sa lutte frénétique. Maëline vérifiait régulièrement son pouls, observait ses pupilles, continuait de nettoyer la plaie, déposait les mixtures adéquates sur celle-ci. Pourtant, malgré son acharnement, elle sentait que la vie de son patient lui filait entre les doigts.
La blessure était trop profonde. Il avait perdu trop de sang. Mais surtout, l'infection s'était propagée. La guérisseuse n'était pas une idiote. Ses années d'expérience lui permettaient de desceller un empoisonnement du sang en quelques coups d’œil. Les symptômes étaient tous présents. Son état ne faisait que de se détériorer. Il l'avait abandonné au beau milieu de la lutte.
Il ne l'avait point entendu.
La sentence était implacable.
Le spectacle n'était autre qu'une tragédie.
Maëline glissa une nouvelle fois ses doigts entre ceux de son patient. Non pas pour l'encourager à lutter, cette fois. Mais pour l'accompagner dans les profondeurs de la mort.
Un dernier gémissement. Un dernier spasme. Un dernier râle.
Et puis la fin.
Elëann plaqua ses mains contre sa bouche, après avoir laissé échapper un hoquet de surprise. L'enfant contempla la vie s'enfuir de ce corps étendu avant de plonger son regard dans celui de sa mère. Cette dernière, éberluée, fixait sa fille avec un air qui se voulait sévère. En vain.
L'incompréhension, en plus de la culpabilité, s'immiscèrent en elle. Pourquoi Elëann se trouvait-elle là ? Elle avait désobéit. Elle avait encore outrepassé les ordres. Sa main serrait encore celle du défunt jeune homme.
Déjà, elle voyait l'innocence s'extirper des prunelles de son enfant.
Elle aurait voulu ouvrir la bouche pour la sermonner. Elle aurait souhaité se réveiller.
Mais rien n'y faisait. Elle restait là, capable de rien.
Elëann rencontra la mort pour la première fois de sa vie.
Elëann rencontra sa vocation pour la première fois de son existence.
***
Vingtième jour de Garges, an 81 ère des Rois.
Forêt Gholéär aux abords de Deodras, petit village au cœur du duché d'Eralie, Royaume de Kaerdum.Ses doigts caressèrent la corde avec délicatesse. Cette dernière se situait non loin de ses lèvres qui laissaient échapper une respiration régulière. Au contact du froid de ces derniers jours d'automne, son souffle se muait en vapeur. Vapeur qui, en quelques secondes à peine, disparaissait dans cette atmosphère grisâtre et morne. Sa main gauche s'agrippait au grip de l'arc, ce revêtement qui lui permettait d'avoir une meilleure prise sur l'arme qu'elle maniait.
Le silence régnait en maître dans cette forêt, implacable. Seules les fines gouttes d'eau tout droit venues des cieux émettaient une mélopée régulière. Les oiseaux ne chantaient plus. Le vent ne soufflait pas.
La corde se tendait de plus en plus sous la pression qu'exerçait la force relative de ses membres. La flèche se languissait de filtrer l'air. Elle était désireuse de se nicher dans de la chair chaude. Désireuse de faire couler le sang.
La biche ne se doutait de rien. Elle dégustait les feuilles humides sans se soucier de la pluie qui perlait sur son pelage brun clair. Sans se soucier de son prédateur. Ce dernier se prénommait Elëann et il attendait patiemment son heure. La bête était à plusieurs toises d'elle, suffisamment loin pour rester indétectable, suffisamment proche pour lui arracher la vie.
La jeune fille retint son souffle un instant. Et, alors qu'elle s'apprêtait à lâcher l'arrêt de mort sur cette créature innocente, celle-ci tourna la tête vers elle. Le regard des deux êtres se croisa, une fraction de secondes. Les yeux noirs de la biche ne laissaient transparaître aucune peur alors que sa mâchoire remuait machinalement. Les prunelles bleues de la jeune fille ne laissaient deviner aucun remord alors que l'adrénaline déferlait dans ses veines.
Ses doigts libérèrent la flèche.
Elle s'empressa vers le mammifère, comme affamée.
La biche, quant à elle, comprit que la mort s'approchait d'elle, fulgurante. Elle détalla, déterminée à rester en vie.
Elëann n'était pas sotte. Avant même que la flèche ne finisse sa trajectoire, elle connaissait déjà son point d'ancrage. Ce dernier n'était malheureusement pas la chair de sa proie, mais un arbre. Les sourcils froncés, elle laissa un son de mécontentement s'extirper de ses lèvres.
«
Tu n'as qu'à te dire que tu as sauvé une vie ». Elëann ne daigna pas lui faire l'honneur de se tourner vers lui, exaspérée par cette réplique qu'elle jugeait bien inutile. Son frère avait toujours cette habitude agaçante de chercher le positif dans le moindre événement. «
Elle a sauvé sa vie par ses propres moyens. Je n'ai strictement rien à voir là dedans ». Sans même le regarder, elle devinait son sourire moqueur éveiller son visage. Aoden prenait toujours un malin plaisir à entretenir ses futiles contrariétés dans le but de lui démontrer qu'elle agissait comme une enfant capricieuse. Ce qu'elle n'était pas. Elle ne supportait simplement pas l'échec. Ce dernier froissait son égo sans retenue.
«
On ferait mieux de rentrer, lâcha-t-elle.
- Oui. Cette pluie ne cesse de s'intensifier, et je ne voudrais pas que tu tombes malade,
- Et puis, tu dois préparer tes affaires. »
La jeune fille observa sa flèche un instant. Le silence prit l'espace, laissant les deux jeunes adolescents à leurs pensées. Elëann était alors âgée de treize ans. Son frère, pour sa part, venait d'atteindre sa quinzième année. L'heure avait sonné pour lui. Tous deux en avaient conscience. Cette matinée signait la fin d'une époque. Elle tournait la page d'un vieux livre. Un nouveau chapitre commençait.
Aoden se détourna le premier, prenant le chemin le menant vers sa nouvelle vie. A contre cœur, sa cadette l'imita. Les minutes s'écoulaient lentement, dans une atmosphère pesante. La distance qui les séparait de Deodras s'amenuisait au fur et à mesure. Le temps qu'il leur restait également. La jeune fille était bien trop pudique pour étaler ce qu'elle ressentait. Aoden, bien trop fier pour avouer que son départ l'attristait. Au moins un peu. Car, Elëann l'avait bien compris. Son frère ainé rêvait d'aventures et de chevalerie. Il souhaitait réellement faire carrière dans l'armée. Commencer son service militaire signifiait la fin de son enfance et de l'ennuie permanent dans le petit village de Deodras. Il était heureux, mais ne voulait pas le montrer. Sans doute pour ne pas blesser sa mère. Certainement pour ne pas contrarier sa jeune sœur.
«
Tu sais je v...-
Je sais. »
Elle coupa court à sa tentative. Elle savait pertinemment ce qu'il allait dire. Il lui avait déjà répété plusieurs fois. Elle savait qu'il allait revenir grâce à ses permissions. Elle savait qu'il était assez courageux et vaillant pour ne pas mourir.
«
Elëann. Tu pourrais au moins faire semblant d'accepter mon choix !-
Oh, mais je l'accepte ! Tu as tous mes encouragements, idiot. C'est juste que...-
Que ?-
Que je vais croupir ici pendant que tu auras la belle vie ! »
Il la toisa, longuement, scrutant l'expression de sa cadette pour y chercher ses pensées. Après quelques secondes de doutes, Elëann afficha un sourire moqueur et son frère lui attrapa le crâne pour y frotter ses phalanges et ainsi punir ses moqueries incessantes. Elle avait décidé d'en rire plutôt que d'en pleurer. Les deux jeunes Werd'ris arrivèrent à leur village, empruntèrent la rue principale avant de s'enfoncer dans les ruelles pour rentrer chez eux. Vorace fut le premier à les accueillir. Il s'élançait déjà vers celle qu'il appréciait le plus dans ce foyer. Elëann s'accroupit pour lui ouvrir ses bras. Le bâtard à la robe noire se jeta sur elle, heureux.
«
Vous êtes en retard.-
Désolé père, la traque d'une biche nous a retardé.-
Et où est cette biche ?-
Je l'ai ratée. »
Leur père se tourna alors vers elle et lui adressa un regard emplit de dédain. Il ne semblait pas étonné. En effet, c'est certainement le contraire qu'il l'aurait surpris. Edril Werd'ris ne croyait pas réellement en les capacités de son unique fille. Pour lui, chaque chose a sa place. Les hommes sont à la chasse tandis que les femmes doivent rester à la cuisine. Le fait que sa fille se comporte comme un garçon l'a toujours désespéré et agacé. Mais malgré les diverses leçons qu'il avait donné à sa fille, celle-ci n'avait jamais obéit. Et ses longues absences n'arrangeaient rien. Elëann semblait rejeter l'autorité de son géniteur et ne reconnaître que celle de sa mère pour qui elle avait beaucoup de respect. Elle considérait son père comme un féru de travail, ne trouvant du plaisir que dans l'atmosphère militaire et comme un être dénué de toute sensibilité. Les nombreuses remontrances – souvent violentes – finissaient de réduire le peu d'estime qu'elle pouvait avoir pour lui. Elle l'observait avec son regard désinvolte, ce qu'il ne supportait pas.
«
Tu n'est pas faite pour la chasse, je te l'ai déjà dit. Ta place est auprès de ta mère.
- C'est également votre place, père. Pourtant j...
- Père, pensez-vous que...
- Pourtant ?
- … Que je puisse emmener mon propre équipement pour Hardlieu ? »
Une fois de plus, Aoden tentait de la sortir d'une situation délicate avec diplomatie. Il savait que son père fondait de grands espoirs en lui et qu'il était de ce fait, son enfant favori. Aoden en jouait, le plus souvent pour défendre sa sœur. Leur père s'approcha d'Elëann avec son air menaçant. Elle se força à ne pas frémir. Malgré l'habitude, cet homme dégageait une aura et un charisme à vous glacer le sang. Il nicha son doigt dans le creux de son épaule sans la ménager.
«
Ne t'avise pas de me reparler de la sorte, jeune fille. Aoden, va préparer tes affaires, en vitesse. Ta sœur nous a déjà fait perdre suffisamment de temps ». Elle resta muette, soutint le regard sombre de son père. Ce dernier devait reconnaître que sa fille ne manquait pas de culot ni de témérité, ce qu'il considérait comme une qualité. Mais il se devait d'être dur avec elle. En tant que père, il estimait que cela relevait de son devoir. Lorsqu'il lâcha la pression du creux de son épaule, la jeune fille fronça les sourcils et, sans le quitter des yeux, elle rentra dans leur demeure pour rejoindre son aîné et l'aider à préparer son départ. La fraternité resta silencieuse pendant les préparatifs. Leur mère venait régulièrement les aider et donnait plusieurs vêtements à Aoden. Elle aussi, se murait dans un silence qui ne laissait planer aucun doute son l'état de son cœur. Elle était attristée par ce départ. On lui arrachait une partie d'elle. Mais elle s'était résignée, et ce, depuis longtemps. Maëline avait toujours su que son fils entrerait dans les rangs de l'armée. D'abord parce que son époux n’envisageait aucun autre avenir pour sa progéniture et puis car elle avait vite compris que son seul fils souhaitait ardemment dédié à sa vie au monde militaire.
Elëann resta aussi silencieuse que sa mère. La vie sans son aîné lui laissait déjà un goût amer sur la langue. A part lui, elle n'avait pas énormément de lien dans ce village, étant de nature solitaire. Son caractère et son expression parfois arrogante n'attiraient pas les autres de son âge. Elle s'était donc réfugiée dans l'art des soins, avec les ouvrages sur les plantes et les remèdes, sur l'observation de sa mère. Elle l'assistait désormais. C'est là qu'elle se sentait le mieux. La jeune fille a toujours considéré que sa vie était paisible, heureuse et enrichissante malgré les quelques détails désagréables. Elle appréciait sa situation. Mais le départ de son frère, elle le redoutait. Elle allait devoir s'ouvrir aux autres.
Aoden ferma son sac en cuir. Son cœur se serra.
Le jeune garçon se tourna vers sa mère et l'enlaça longuement. Cette dernière lui murmura maintes paroles débordantes d'un amour profond et infini. Lorsqu'elle lui rendit sa liberté, il adressa un regard à sa sœur. Celle-ci, si pudique, se jeta cependant dans ses bras, ravalant fièrement ses larmes.
«
Deviens plus fort que père, qu'on puisse un jour lui mettre la raclée !
- Et toi, deviens plus douée que mère, pour me rafistoler lorsqu'il m'aura laminé.
- Promis. »
Ils brisèrent leur étreinte et il quitta la pièce, le cœur lourd et l'esprit impatient. Il détala vers l'entrée pour rejoindre leur père. Le reste de la famille le suivit. Edril embrassa sa femme sur le front, posa sa main sur la tête de sa fille et se détourna, accompagné de son fils.
***Neuvième jour de Bremisc, an 84 ère des Rois.
Deodras, petit village au coeur du duché d'Eralie, Royaume de Kaerdum.Respiration haletante.
Cœur serré. Angoisse à son apogée.
Ses mains tentent tant bien que mal de repousser les branches qui se déploient sur son chemin. Mais elle ne peut toutes les éviter. Qu'importe. Les griffures des arbres sont le cadet de ses soucis. Elle ne ressent même pas les picotements que ces dernières provoquent en entaillant légèrement sa peau. Non, ce qu'elle ressent, c'est cette peur exponentielle. Elle prend possession de ses veines, de son cœur, de ses membres. Elle lui brouille l'esprit.
Cette peur violente la dévore.
Ses jambes sont en feu du fait de l'effort. Elles lui hurlent de s'arrêter, de leur laisser du répit. Mais elle ne peut se permettre d'accéder à cette requête. Elle doit continuer. Encore et encore. Ne jamais cesser de mettre un pas devant l'autre. Ne jamais perdre son rythme effréné.
L'enjeu est trop important.
Elle manque de tomber. Les racines sont nombreuses et jonchent le sol. La terre est boueuse, ce qui la force à redoubler d'effort pour rester debout. Il lui arrive de glisser mais elle reprend son équilibre
in extremis à chacune de ces faiblesses. Elle est à bout de souffle, le cœur au bord des lèvres. Il étouffe, commence à peiner pour oxygéner l'ensemble de ses muscles. Il semble avoir des difficultés pour s'oxygéner lui-même. Mais malgré son corps tremblant et en pleine révolution contre sa volonté, elle tient.
La pluie déferle sur les terres d'Ordanie. Les cieux enveloppent le monde de leur tristesse. Ils sont gris. Sombres. La pluie est froide, doucereuse. Pourtant, nous sommes au beau milieu de l'été. Seule la lourdeur de la température et de l'atmosphère permettent de s'en assurer. Cette pluie doit être accueillie à bras ouverts par les paysans du duché d'Eralie et par les arbres de la forêt qui borde la frontière avec Heisenk. La jeune femme, quant à elle, la maudit.
Elle maudit les pleurs d'un ciel qu'elle juge trop capricieux.
Elle maudit les larmes des cieux qui la ralentissent.
Souvent, elle s'essuie le visage pendant sa course frénétique. Ses vêtements sont trempés et lui collent à la peau de façon désagréable. Ses bottes en cuir - usées - ne sont plus étanches depuis longtemps. L'eau et la boue s'y infiltrent avec aisance. Son pantalon en tissu léger est si recouvert de terre qu'on ne pourrait presque plus en deviner sa couleur originelle. Son carquois et son arc dans son dos constituent des gênes non négligeables, l'empêchant de courir avec une fluidité parfaite. Mais elle fait abstraction et se concentre sur la personne qui est devant elle.
Son frère.
Il court plus vite qu'elle mais elle ne lâche pas. Elle refuse de se laisser distancer. Elle refuse de se retrouver seule dans un moment pareil.
Aoden est également dans un état lamentable.
Le jeune homme se retourne alors vers elle pour s'assurer qu'il ne l'a pas perdue. Elle croise son regard. Elle y voit une expression grave qui la fait frémir. Et puis, il tombe par terre.
La jeune femme accélère pour lui venir en aide, sollicitant ses membres de moins en moins coopératifs. Aoden est épuisé. Reprenant ses esprits, il se relève péniblement, les muscles endoloris.
«
Aoden ! Tu n'as rien ? »
Pour seule réponse, il lui adresse un grognement d'agacement. L'inquiétude ne finit pas de la ronger de l'intérieur. Elle pose sa main sur son avant-bras, dans le but de le retenir quelques secondes afin de vérifier rapidement s'il n'a rien. Elle a besoin d'être rassurée. Par quelques moyens que ce soit. Aoden reste immobile un fragment de seconde sans rien dire. Elle plonge son regard dans le sien à la recherche d'un quelconque espoir.
Elle n'y trouve que le néant.
Impitoyable.
Son frère aîné se détourne alors et reprend sa course.
Elle s'élance également.
Ils se rapprochent.
Inévitablement.
La fraternité s'extirpe enfin du bosquet qui se situe aux abords de leur village d'enfance – Deodras. Ce dernier est au nord du Royaume de Kaerdum, au niveau de la frontière avec Heisenk. La jeune femme ose alors regarder droit devant elle, avec effroi. Seulement vingt-cinq perches séparent le village de la forêt.
La vie lui offre un spectacle qui la marquera à jamais au fer rouge.
Elle a envie de hurler. De cracher son désespoir. De répandre son angoisse.
Mais sa gorge reste nouée.
Muette.
«
ELËANN, RESTE ICI ! »
L'interpellée n'avait même pas remarqué qu'elle avait interrompu sa course. Aoden est à quelques pieds devant elle, le regard autoritaire. Lui qui avait eu une expression si douce et chaleureuse pendant la matinée... Il est désormais frappé par la gravité de la situation. Il en prend la mesure. Sa permission tourne au cauchemar.
Il s'élance pour réduire la distance qui le sépare de leur village. De leur enfance.
De leur histoire.
Elëann, quant à elle, est incapable de bouger. Elle est submergée. Interloquée.
Sa respiration est saccadée. Elle est au bord de la crise d'angoisse. L'incompréhension la gagne. Les images la détruisent.
Deodras, petit village sans histoire, à faible population, est en flamme. Elle voit le feu grignoter les demeures modestes des habitants. Elle l'observe se délecter pendant qu'il lèche le bois et la chaux. La pluie torrentielle ne semble pas l'effrayer. Il continue avec une arrogance sans limite.
Bouge.
Bouge.
S'il-te-plaît.Mais rien n'y fait. Est-elle donc aussi faible ?
Elle entend le bois craquer. Certaines habitations s'effondrent, abandonnant la lutte contre les flammes. Elle entend la pluie rebondir dans la boue, s'écraser sur le monde. Elle entendrait presque le feu crépiter. La seule chose qu'elle n'entend pas, c'est la vie.
Elëann ressent alors comme une décharge se répandre dans son organisme. Elle reprend ses esprits. Elle se réveille de cette léthargie.
Elle s'élance.
Les images qui défilent devant ses yeux sont pires que ce qu'elle s'était imaginée durant sa course folle depuis le cœur de la forêt. La rue principale est jonchée de cadavres. Des corps carbonisés, égorgés. Des corps dont la vie a été arrachée.
C'est inimaginable.
Alors qu'elle s'avance, Elëann perd un peu plus son innocence pourtant déjà bien entamée. Elle a déjà vu des cadavres du fait de la profession qu'elle apprend auprès de sa mère. Elle a vu des hommes céder suite à des blessures, des enfants dévastés par la maladie, des femmes abandonner la vie après l'avoir donnée. La mort fait en quelque sorte partie de son quotidien. Elle la côtoiera tout au long de sa vie. Elle le sait. Elle en a conscience. Elle n'est pas effrayée.
Mais là.
Là, les choses sont différentes. C'est la première fois qu'elle assiste à une telle horreur.
Un carnage.
Il y a des traces de luttes. Les villageois ont lutté comme ils le pouvaient, avec leurs outils, avec des armes plus sophistiquées. Mais que pouvaient-ils faire face à ces barbares venus des terres gelées ? Rien. Ici, il n'y a que des paysans, quelques commerçants. Le village est si petit. Un bourg sans intérêt.
Elëann s'arrête devant une femme égorgée, étendue dans la boue. Elle reste là quelques instants à observer cette femme qu'elle reconnait. Naïline, la femme du boucher. Elle n'était désormais que de la chair. Elle était rien de plus que de la viande. Les traits de son visage sont encore marqués par la peur qui s'était nichée dans son corps avant son dernier soupir. L'entaille est profonde, précise, rectiligne. Son bourreau n'a pas hésité.
Pas une seule seconde.
Elëann est ramenée à la vie par les pleurs d'une femme. Elle tient dans ses bras un enfant.
Un enfant vivant.
Elle le serre si fort, l'étouffe presque, s'accroche à lui. La scène est tragiquement belle. Une lueur d'espoir dans les ténèbres. Un semblant de vie dans ce qui ressemble désormais à un cimetière.
Alors qu'elle les laisse profiter de leurs retrouvailles, Elëann voit sa mère penchée sur le corps d'un homme blessé. Elle s’attelle à son devoir et tente de sauver ceux qui peuvent l'être. Le soulagement s'immisce timidement dans son cœur. L'ensemble de sa famille est épargné.
«
Elëann ! Je t'avais dit de rester hors du village ! ». Son frère venait de lui attraper fermement les épaules. Le ton était sec, sévère, dégoulinant d'inquiétude. Le regard est grave. Il semble attendre l'explosion. Lui a déjà vu des scènes similaires. C'est un soldat. Sa sœur, en revanche, n'a jamais assisté à un tel massacre. Il le sait. Ce qu'il ignore cependant, c'est que sa cadette n'est plus aussi naïve et innocente. Il ne l'a jamais vue à l’œuvre.
«
Ils sont partis, n'est ce pas ? -
Oui. Ces lâches. Il ne reste plus que leurs morts.-
Bien. Je te laisse, j'ai du travail. »
La jeune femme laisse son frère au coin de cette rue. Elle s'élance vers le premier blessé qu'elle trouve et procède aux soins en s'aidant du matériel qu'elle garde toujours sur elle, dans sa besace en cuir. Il s'agit d'une femme, Horthia. Elle est légèrement brûlée aux bras. Les plaies sont douloureuses, pleines de cloques ensanglantées mais Elëann sait que ce n'est pas insurmontable. Elle se dépêche, sachant pertinemment que d'autres âmes blessées attendent. Les survivants s'organisent, aident les blessés, ramassent les morts. Maëline et Elëann sont les seules guérisseuses à disposition dans un village qui compte moins de cent habitants. Elles font toutes deux preuve de détermination, mettant de côté leur fatigue et douleur respectives.
La jeune femme continue son errance au travers des ruelles, à la recherche de survivants à qui administrer les premiers secours. C'est là qu'elle tombe sur lui.
Elle le voit remuer dans la boue. Le geste est presque imperceptible.
Nonobstant, Elëann remarque les phalanges se plier. Silencieuse, elle s'approche. L'homme est trop grand, trop robuste et trop rustique pour être un Vrëen. Elle les reconnaît tout de suite.
Un Alsdern.
Un Heisen.
Par curiosité, et avec un manque de prudence certain, la jeune guérisseuse s'avance. Ses pieds sont à quelques pouces du visage de ce qu'elle considère comme son ennemi. Leurs yeux bleus se toisent. Elle y discerne sa lutte pour survivre. Il doit deviner la haine qu'elle éprouve.
«
S'il...vous-plait »
Elëann reste silencieuse et immobile. Non par peur, mais par défi. Elle se délecte de sa supplique. Elle veut qu'il supplie de la même manière que ses confrères l'ont supplié. Elle comprend tout à fait les paroles du Heisen, ayant quelles que notions de sa langue. Elle le regarde, sans sciller. Il l'observe, avec espoir d'abord. Souhaite-il qu'on l'achève ou qu'on l'aide à survivre ?
«
S'il-v... ous... plait »
Cette fois-ci, il murmure du kaerd. Mais l'interpellée reste insensible à son sort. Elle le contemple se tenir le ventre, là où son liquide vital le délaisse pour se mêler à la boue. Ils ne se quittent pas des yeux. Elëann ne laisse transparaître aucune émotion. D'ailleurs, en cet instant précis, elle ne ressent rien. Il est face à un mur. Un mur contre lequel il ne pourra pas s'appuyer. Le Heisen le comprend rapidement. Il s'enferme dans le silence, lui aussi. Par fierté, il accepta son sort. Par vengeance, elle provoque son sort. Elle pourrait l'aider en le soignant ou en l'achevant. Elle pourrait abréger ses souffrances. Mais elle ne le souhaite pas.
Qu'il souffre.
Qu'il sente la mort arriver.
Agonise.
Pourtant, son esprit lui répète à maintes reprises les paroles de sa mère. Sa tendre mère qui n'a eu de cesse de lui dire qu'en tant que guérisseuse, elle se devait de soigner tous ceux qui sont dans la douleur sans faire de distinction. Car, d'après les paroles de sa mère, face à la douleur et face à la mort, il n'y a plus d'ennemis, il n'y a que des hommes. Que face à une blessure, il n'y a plus qu'un seul adversaire, c'est la souffrance. C'est cette même souffrance qu'elle doit drainer, supprimer, anéantir.
Mais, là, à cet instant, les belles paroles de sa mère ne font que résonner dans son cerveau. Ces belles paroles qui ont tant de fois fait battre son cœur ne l'atteignent pas.
Non, à cet instant, c'est la haine qui fait tambouriner son myocarde contre sa poitrine. C'est la soif de vengeance qui s'écoule dans ses veines.
Elle laisse cet homme mourir d'agonie sous ses yeux, sans lui adresser le moindre mot.
Elle l'abandonne à la solitude.
Elle l'abandonne à la mort.
Calmement, méthodiquement, consciencieusement.
***
Treizième jour d'Eldra, an 85 ère des Rois.
Hardlieu, forteresse du duché d'Eralie, Royaume de Kaerdum.«
Seuls les plus pieux d'entre nous survivront. Priez, priez. Ne vouez votre vie qu'à notre Seigneur. Alvar nous observe, par delà les cieux. Il est miséricordieux. Priez. Priez ». Le Vrëen répétait ces paroles, inlassablement. Recroquevillé contre lui même, seules ces paroles s'extirpaient de sa bouche. Il avait cédé à la folie, comme beaucoup d'autres. Il avait créé son propre refuge, s'accrochant à ces mots, se nourrissant avec ces paroles. Elles étaient sa seule nourriture. Ce valdur devait avoir une quarantaine d'années tout au plus, mais la famine l'avait rongé. Désormais, il semblait avoir plus de soixante ans. Ses cheveux avaient perdu de leur splendeur, son corps se ratatinait, ses joues ne pouvaient être plus creusées. Il était un mort-vivant. Il était un amas de peau sur des os.
Elëann s'était arrêtée devant lui, péniblement. Elle le contemplait, difficilement, tendant sa torche vers son visage. L'homme n'avait rien remarqué, muré dans sa folie. Elle aurait voulu lui venir en aide. Mais que faire d'un homme qui n'en est plus un ?
Rien.
Il n'y a rien à faire.
Depuis combien de temps dure le siège ? Elle ne sait plus. Quel jour était-ce ? Elle l'ignorait. La brise fraîche et la nuit froide étaient indicateurs de l'automne. Était-ce vraiment l'automne ? La forteresse de Hardlieu était une sorte de bulle, coupée du monde. Ils étaient coupés du monde, laissés à leur propre destinée.
Triste destinée.
Le siège durait – en réalité – déjà depuis plusieurs lunes. Il semblait interminable. Les nordiques tenaient fermement leurs positions. Les Vrëens n'avaient point l'intention de céder les leurs. La situation était catastrophique entre ces murs. La forteresse les protégeait des attaques brutales et violentes des Heisen mais les abandonnait à la famine, aux maladies et à une lente agonie. N'était-il pas alors préférable d'ouvrir les portes et de se laisser tuer d'un coup d'épée ? Tant de souffrances seraient alors abrégées. Elëann pensait que la destruction de son village était le spectacle le plus atroce qu'il lui était donné de voir. Elle se trompait fâcheusement. Ce siège venait de lui apprendre une triste page de la vie, de la nature des êtres errant sur ces contrées.
Les kaerds et heisek qui avaient trouvé refuge à Hardlieu n'avaient que deux options : mourir rapidement ou mourir lentement. Mais cela, ils ne l'avaient compris qu'au bout de quelques mois, lorsque les vivres se firent de plus en plus rares. Les enfants et les vieillards avaient péri les premiers. Combien de mères avait-elle vues s'accrocher aux restes inertes de leurs progénitures ? Elle ne voyait que de la tristesse sur les visages de ceux qu'elle croisait. Le désespoir était devenu un compagnon de vie. La routine, en somme. Les gens vivaient sur les pavés, derrières les hauts remparts. Ils dormaient dans des grandes salles ou dehors, les uns sur les autres, dans une atmosphère tendue et terrifiante. Mais, surtout, les gens mourraient. Elëann, complètement exténuée, regrettait de plus en plus sa venue dans ces lieux morbides.
Après que Deodras ne soit devenu qu'un tas de ruines et de cendres, sa mère, son frère et elle-même vinrent à Hardlieu pour se réfugier. Edril Werd'ris, son père, était lieutenant au sein même de cette forteresse. Aoden, son frère, était soldat, affecté également entre ces murs. Il avait donc emmené sa sœur et sa mère dans le lieu qu'il considérait comme étant le plus sûr. Le commandant – Darik Meruhal – avait accepté qu'elles restent de façon temporaire, avant de retrouver un toit dans un village alentour. Mais ce qui ne devait durer qu'un temps s'éternisa. En effet, il s'est vite avéré que les compétences de Maëline et de sa fille étaient fort utiles au sein de la forteresse. Ainsi, les deux Vrëens furent les guérisseuses des soldats. Cette tâche, Elëann l'avait accueillie avec joie. Cela lui permettait de s'occuper l'esprit et d'éviter de revivre inlassablement les images du terrible pillage dont Deodras avait été la victime.
Mais le siège de Hardlieu vint tout bouleverser, une fois encore.
La jeune vrëen quitta des yeux le pauvre bougre qui s'était emmuré dans sa folie. Elle se traîna péniblement sur quelques toises, à la recherche de ceux qui avait émis leur dernier soupir dans la journée. Il fallait évacuer les cadavres de la forteresse pour éviter que des épidémies ne se propagent et finissent le travail qu'avait déjà entrepris la famine. Il fallait retirer les corps, avant que les survivants ne les prennent pour se nourrir. Car, la situation était si désespérante que le cannibalisme semblait réapparaître. Les personnes étaient désespérées, affamées. L'humanité s'était enfuie. Elle avait tourné le dos à ces pauvres gens, abandonnés à leur propre sort. Elëann ne devait sa survie qu'au rang de son père et à ses compétences, qui faisaient d'elle quelqu'un de nécessaire et dont il fallait assurer la survie. Elle avait sauvé plusieurs soldats d'un trépas certain, ce qui lui avait permis de se nourrir « correctement » plus longtemps que les civils lambda. Son arc et ses flèches lui avaient également permis de dégoter de la nourriture. Ainsi, elle avait quotidiennement tué quelques rats tant qu'ils étaient là. Il lui arrivait également d'arracher un oiseau malheureux du ciel qu'il chérissait tant.
Elle luttait. Désespérément. Inutilement, sans doute. Elle s'accrochait à la vie, comme un enfant s'accroche à sa mère. Peut-être que cette soif de vie lui avait également permis de survivre jusque là. Elle n'en savait rien.
Elle ne se posait pas la question. La seule chose qui lui importait, c'était de canaliser son estomac qui ne cessait de crier famine. Au fil des mois, ce dernier s'était habitué. Son corps entier avait assimilé la sous-alimentation, résigné. Mais les forces s'amenuisaient. Dangereusement.
«
Ma demoiselle, vous allez bien ? »
L'intéressée se tourna vers le jeune soldat qui venait de l'interpeller avec un ton inquiet. Thoden était si amaigri, lui aussi. Elle l'observa un moment, lui et ses cheveux de la couleur de la paille, dans la pénombre. Sa torche lui permettait de voir ses yeux gris si fatigués. Il était grand. Si grand. De la grandeur typique des Alsderns. Il avait ce côté rustre. Les deux valduris se toisèrent un instant. Comme à son habitude, la jeune Elëann arborait son regard froid et désinvolte. Thoden – pour sa part – avait un regard plus doux.
«
Évitons les bavardages inutiles et continuons de chercher. Si tu pouvais parler kaerd, ça m'arrangerait». Thoden ne releva pas. Il avait fini par comprendre à peu près le fonctionnement de la jeune vrëen, au fil des mois. De surcroît, elle lui avait très bien fait comprendre qu'elle le haïssait. Non pas du fait d'un comportement déplacé. Son sang nordique était à l'origine de toute cette haine. Mais, étant patient, il ne lui en tenait pas rigueur. Elëann, quant à elle, était face à une sorte de dilemme. Elle souhaitait entretenir cette détestation envers le peuple nordique – qu'elle jugeait coupable de tous ses maux – mais certains Heisek se montraient parfaitement agréables, ce qui avait don de l'agacer. La présence des Heisek au sein de la forteresse de Hardlieu pouvait sembler étonnante. Mais il s'agissait de nordiques venus du village d'Ulferth. Ces derniers entretenaient des relations paisibles avec le village le plus proche de la forteresse de Hardlieu. Ces liens commerciaux et marqués par une paix durable avaient profondément agacé un Jarl dont le nom échappait à Elëann. Il existait également de nombreuses tensions entre ce jarl et celui d'Ulferth. Dès lors, certains villageois, suite à l'attaque de leur cité, avaient décidé de trouver refuge à Hardlieu.
Elëann se détourna et tendit sa torche pour continuer sa route. Quelques personnes étaient encore éveillées, malgré l'heure avancée. Ils observaient Elëann et Thoden avec crainte. Ils étaient tous deux considérés comme porteurs de mauvais présages. Ils étaient la représentation de la faux. Celle qui vient vous prendre pour vous emmener dans les tréfonds.
Elëann et Thoden avait été chargé de trouver les corps que la vie avait décidé d'abandonner. Elle devait également s'assurer qu'aucune des personnes traînant lamentablement entre ces murs ne soit malade. Le commandant de la forteresse ne voulait pas que ces lieux se transforment en un cimetière. Il avait conscience que dans pareilles circonstances, l'ordre était un indispensable. La jeune vrëen s'approcha alors du corps d'un valdur. Les yeux clos, les membres immobiles, il semblait plongé dans un sommeil sans retour possible. Elle glissa alors ses doigts dans le cou du vrëen. La peau était tiède, le pouls faible. Il n'était pas mort. Celui-ci, dérangé dans ses rêves, ouvrit les paupières et plongea ses yeux dans le regard de la jeune fille. Éberlué, il resta figé.
«
Pardonnez-moi, monsieur. Je m'assurais que vous alliez bien ». Ses traits dégageaient de la suspicion. Il aurait voulu dire quelque chose, mais il n'en avait pas la force. Pas la force de lui faire un sermon. Il hocha la tête, agacé, montrant clairement qu'il voulait la paix. Elëann s'éloigna alors. Il est vrai que – dans ces heures terribles et douloureuses – le sommeil est un havre de paix. S'y réfugier rassure. La jeune guérisseuse ne pouvait le nier.
«
Ma demoiselle. Ici. Il y en a une, je crois ». Un soupir caressa ses lèvres blêmes. Sans rien dire, elle se dirigea vers l'heisen qui regardait le corps d'une femme sans oser s'en approcher. Non pas par peur, mais par respect. Il ne voulait pas déranger les êtres nichés dans le repos éternel. Elëann procéda à la vérification et arriva aux mêmes conclusions que son partenaire. La vie ne battait plus dans ce corps froid. La femme, en haillon, n'avait littéralement que la peau sur les os. Ses muscles n'étaient que de vagues souvenirs. La peau était terne, creusée. Elëann s'étonna à penser qu'il n'y avait rien à manger chez cette femme. Elle inspira longuement, se réconfortant en pensant que ce manque de chair lui permettrait d'accéder au repos éternel sans être dérangée par des valduris devenus charognards. Thoden porta le corps de la vrëen et ils continuèrent leur route macabre.
Cette nuit semblait être une de ces nuits calmes. Ils n'avaient trouvé que le cadavre de cette vrëen. Les autres, peu nombreux désormais, avaient survécu un jour de plus.
Mais combien de temps allaient-ils pouvoir encore tenir ?
Ils avaient emmené le corps dans un coin peu utilisé de la forteresse où ils avaient pris l'habitude de brûler les corps. Le siège ne leur permettait pas de sortir de ces murs pour offrir aux défunts le digne enterrement qu'ils méritaient. Par souci d'hygiène, il n'y avait pas non plus de fosse. L'unique solution était de brûler la chair et les os.
Elëann s'était assise contre un mur de pierres froides et regardait les flammes danser autour du cadavre sans vie. La personne qu'ils avaient trouvée était si maigre qu'elle savait que le feu mettrait moins d'une heure pour grignoter l'ensemble de sa peau et de ses os. Thoden, lui, resta debout, près de sa désormais camarade. Dans un silence respectueux, ils observaient les flammes. A chaque fois, cette vision la ramenait une année en arrière. Elle revoyait Deodras partir en fumée. Elle visualisait les corps calcinés, encore.
Toujours.
Les flammes léchaient la peau qui s'assombrissait. L'odeur devint rapidement insoutenable mais tellement familière. Elle ne daigna même pas porter un bout de tissu à son nez pour le recouvrir et le soulager de cette odeur nauséabonde. Le feu semblait heureux de cette étendue de peau et d'os. Il se délectait, se gargarisait. Avec cette même arrogance qui ne le quittait jamais.
Jamais.
Le feu éclairait les visages blêmes des deux valduris. Si pâles. Si maigres.
Si tristes.
«
Elëann, on a besoin de vous ! -
Que se passe-t-il ? », demanda l'heisen.
Un autre soldat venait d'apparaître. Tout comme Thoden, il était fortement amaigri. Leurs tenues militaires semblaient si grandes pour eux. Ils avaient l'air d'enfants portant les tenues de leur père. Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, le vrëen qui venait d'arriver en trombe se prénommait Herthon. Il était à bout de souffle, la jeune vrëen pouvait le deviner sans même le regarder. Elle ne quittait pas les flammes des yeux.
«
Une escouade a tenté le diable, cette nuit. Ils viennent de revenir et il y a des blessés ! »
Elëann mit quelques secondes à intégrer les paroles de Herthon. Elle jeta un coup d’œil à Thoden qui l'observait avec un air surpris. A force de passer du temps ensemble à chercher les corps sans vie dans la nuit noire, les deux valduris avaient développé une sorte de langage muet, par le regard. La jeune guérisseuse se leva et s'élança vers le cœur de la forteresse, là où se trouvait une pièce réservée aux blessés. L'adrénaline est un regain de vitalité. Bien sûr, les capacités de la jeune vrëen était limitées, elle ne pouvait courir avec autant de rapidité que lorsqu'elle avait un poids normal et une santé de fer. La scène devait très certainement être pitoyable. Mais qu'importe, elle devait se dépêcher.
Thoden et Herthon l'avaient vite rattrapée. Tous trois atteignirent la destination tant attendue. C'est avec stupeur qu'ils virent des vivres sous leurs yeux, dans le grand hall. Théobald, duc d'Eralie, revenait triomphant d'une bataille fondamentale pour bon nombre de gens coincés entre ces murs. Ils allaient pouvoir se nourrir avec autre chose que des rongeurs. Elëann, pour sa part, ne put se permettre de se réjouir de cette nouvelle et elle rejoignit sa mère qui s'affairait déjà aux premiers soins. Les blessés étaient peu nombreux. Pour la plupart, les plaies ne mettaient pas leur vie en danger. Seuls quatre soldats se trouvaient entre la vie et la mort sur une escouade d'une vingtaine de valduris. C'est avec bonheur qu'elle croisa son frère – Aoden – sur pieds. Il n'avait rien.
«
Mère !
- Elëann, enfin ! S'il-te-plait, occupe toi de ce pauvre garçon, il a reçu plusieurs flèches !
- Très bien ! »
Elëann était calme malgré la situation. Alors que certains hommes gémissaient de douleur, alors que d'autres parlaient joyeusement et d'une voix forte, la jeune guérisseuse s'était murée dans une bulle que personne ne pouvait éclater. Elle était concentrée.
«
Aidez-moi. Aidez-moi, pitié.
- Oui, tout va bien.
- Je ne veux pas mourir.
- Moi non plus. Je vais vous sortir de là. Quel est votre nom ?
- Erden.
- Et bien, Erden, vous devez simplement me faire confiance. »
Le garçon était hésitant mais il se résigna rapidement. Il hocha la tête et serra les dents. Elëann l'observa un court instant, réalisant qu'il était certainement plus jeune qu'elle. La jeune vrëen analysa la situation du jeune soldat. Deux flèches s'étaient nichées dans son corps. Les protections qu'il portait, usées, n'avaient pas pu l'aider. Une flèche se trouvait dans sa cuisse gauche et une autre dans son épaule gauche. Elle remarqua également qu'une flèche avait transpercé sa main droite. En somme, malgré les apparences, il avait eu de la chance. Les points vitaux n'étaient pas touchés. Elle savait pertinemment qu'une flèche dans l'abdomen était souvent annonciatrice d'une mort certaine. Elëann commença son travail en s'attardant sur sa main. Elle attrapa plusieurs fioles sur l'étagère, derrière elle. Elle se saisit de linges propres pour absorber le sang, délicatement. Le garçon étouffait ses gémissements. Elle aurait aimé lui donner du lait de pavot, mais pour ce genre de blessures – considérées comme surmontables – elle ne pouvait se permettre de gaspiller ce qui était, pour les grands blessés, une nécessité. Elle utilisa de l’achillée mille-feuille, plante permettant de lutter contre les hémorragies efficacement. Après avoir étalé cette mixture sur la plaie, l’hémorragie se calma. Elle en profita pour faire un bandage serré.
«
Vous êtes quelqu'un de vaillant ». Il la regardait, complètement terrassé par la douleur. Elle lui adressa un rapide sourire avant de se laver les mains à l'eau claire. Elle se frotta les paumes pour ôter ce liquide poisseux. Elëann estima qu'il était désormais temps de retirer les éléments de ses protections sommaires. Il ne portait pas d'armure mais quelques protections de ferrailles recouvraient certaines parties de son corps. Il lui expliqua qu'il en perdit quelques unes pendant l'assaut, notamment celles qui se trouvaient sur ses cuisses et sur ses bras. La jeune vrëen découpa consciencieusement le cuir de son pantalon au niveau de la blessure, fit de même pour son épaule. Elle regarda les blessures, minutieusement. Les flèches empêchaient les effusions de sang. Mais, afin d'éviter les infections et autres empoisonnements du sang, elle était dans l'obligation de les ôter.
«
D'abord, la jambe ». La jeune vrëen – faisant fi des plaintes de son patient – cassa la tige de la flèche le plus bas possible. Elle enroula ensuite du fil de fer autour de la base, après l'avoir cherché avec ses doigts, touchant ainsi la chair meurtrie du garçon et provoquant ses hurlements. Elle la trouva rapidement et procéda à l'opération. Après quelques minutes qui furent une éternité pour le jeune blessé, elle réussit à retirer le corps étranger de sa chair. Immédiatement, elle déposa un linge propre sur la plaie pour calmer l'hémorragie. Elle resta quelques secondes ainsi, avant de recommencer sa manœuvre, en y déposant l'achillée. Une fois encore, elle banda la plaie fermement. Elëann, méthodiquement et calmement, recommença l'opération pour son épaule. Le garçon, quant à lui, était essoufflé à cause de la douleur. La souffrance l'avait éreinté. Il était au bord de l'évanouissement. Mais, il était hors de danger, à présent.
Pendant toute la fin de la nuit, elle procéda à maints soins. Elle avait vu beaucoup de sang, entendu de nombreuses plaintes, écoulé beaucoup de bandage. Deux des soldats moururent dans la nuit, sans qu'elle ne puisse rien faire. Elle avait juste atténué leurs souffrances en leur donnant du lait de pavot. Elle avait simplement pu leur donner sa main pour qu'ils ne se sentent pas seuls dans leurs derniers instants. Elle n'avait pu que leur murmurer quelques mots rassurants et apaisants. Rien de plus.
Ils avaient trépassé. Cessé d'exister.
Elëann était exténuée. La faim n'arrangeait rien à son état. Mais elle était soulagée. Alors qu'elle essuyait ses mains pleines de sang, son frère, Aoden vint vers elle. Il lui tendit alors un bout de pain. C'était le premier qu'elle voyait depuis des mois. Elle l'attrapa délicatement, avec ses mains encore rouges. La texture lui donna une sorte de décharge dans ses membres. Elle caressa la mie, comme si elle n'était pas sûre de sa réalité. La chair du pain était douce, humide, rebondie. Sa peau, sa croûte, quant à elle, était dure, robuste. Elle craqua alors, sans pouvoir se contrôler. Des larmes glissèrent sur ses joues alors qu'elle portait ce trésor à ses lèvres. L'odeur s’immisça dans ses narines avec une douceur qu'elle ne connaissait plus. Le goût proliféra dans sa bouche, avec force. Elle mâchait, mâchait, doucement. Elle savait qu'elle devait prendre son temps, pour ne pas tout vomir par la suite. Elle n'avait pas le droit de vomir un si bon repas. Le meilleur depuis si longtemps. Le meilleur de sa vie.
La fatigue, les tensions accumulées, les craintes et la faim lui faisaient perdre le contrôle. Son frère, compréhensif, la prit dans ses bras.
«
Je suis fier de toi, Elëann »
Un sourire se dessina sur ses lèvres encore blêmes alors qu'elle continuait de mâcher. Elle reculait le moment où il allait falloir avaler ce délice. Son estomac – pour sa part – hurlait son impatience, tellement il était sollicité par le bonheur que lui procurait le goût de ce morceau de pain.